Nos amours à l’ère de la distanciation physique

Les Éditions de l’Ill rééditent Amours artificielles, le troisième tome de la série de travaux que Patrick Schmoll consacre à la figure de la Société Terminale, dans une version revue et augmentée. Rappelons que ce chantier consiste à penser l’horizon d’une société qui serait entièrement interfacée par les technologies de communication, au point de nous isoler les uns des autres derrière les terminaux de nos appareils (l’auteur joue là du double sens du mot terminal).

Un dispositif qui reconfigure le lien social

Au moment où l’auteur mettait la dernière main à cette réédition, actualisée et augmentée de deux nouveaux chapitres, le pays sortait de la première période de deux mois de confinement en réponse à la pandémie de Covid-19. Celle-ci sévit toujours et nous voilà reconfinés. Nous sommes sans doute condamnés à observer durablement les mesures de prévention imposées par la crise sanitaire, parmi lesquelles le port du masque dans les espaces publics et le respect de distances physiques avec autrui. Michel Foucault aurait eu de quoi sourire au spectacle de ce nouveau dispositif qui a brutalement imposé, associé à un discours sécuritaire et hygiéniste, des aménagements de l’espace public, des interdits et obligations, des artefacts comme les masques et les gels de nettoyage, et des outils techniques. Au premier rang de ces derniers viennent les outils de télécommunication : des applications telles que TousAntiCovid, et plus généralement Internet, le téléphone, la télévision, qui ont contribué à diffuser les instructions répétées de se tenir séparés phy­siquement les uns des autres, tout en prodiguant des moyens substitutifs d’échanger et de se rencontrer. Qu’aurions-nous fait sans nos écrans ?

Ce dispositif  a inévitablement des effets de reconfiguration du lien social, jusque dans l’intimité de notre rapport à autrui et à nous-même. Nous n’appro­chons plus les autres de la même manière, nous le faisons de manière plus calculée, et en retour, les autres nous donnent l’impression de vouloir nous éviter. L’image qu’ils nous renvoient de nous-mêmes est celle d’un objet potentiellement contaminant, à la fois fragile et dangereux. En résumé (et en cela, nous sommes au cœur du propos de cet ouvrage) : peu désirable.

Nos amours : un terrain d’observation des changements sociaux

On ne peut qu’apprécier la portée prémonitoire de cette figure de la Société Terminale que Patrick Schmoll explore depuis une vingtaine d’années, et qui trouvait son inspiration dans l’image de science-fiction d’une humanité enfermée, pour des motifs sanitaires, dans des caissons de survie et n’échangeant plus que par outils de transport et de télécommunication. De plus en plus, nos technologies, servies par nos peurs, nous séparent de nous-mêmes et nous isolent d’autrui. Le lien social semble aspiré tout entier dans le médium technique qui l’interface.

La réédition revue et augmentée de ce volume de La Société Terminale intervient donc à un moment tout à fait opportun. Parce que nous pouvons observer sur le vif les effets sociaux et psychologiques d’un ensemble de mesures impliquant ce sur quoi l’auteur nous invite à réfléchir : l’appareillage technique de l’humain. Mais aussi parce que le thème traité dans cet ouvrage s’en trouve retravaillé tout particulièrement par l’expérience récente du confinement, et la pratique maintenant généralisée du masque et de la distance au corps de l’autre. L’Amour (avec un grand A, unique, exclusif), nos amours (avec un petit a, volontiers plurielles), parce qu’ils engagent notre relation à l’autre dans ce que celle-ci a de plus intime, sont sans doute le terrain où s’observent le plus manifestement les effets de nouveaux dispositifs sur le lien social et sur la construction de soi. La pé­riode que nous traversons ne manquera pas d’affecter, plus ou moins directement, plus ou moins subtilement, les formes futures de la rencontre et de la liaison amoureuses.

Illustrations :

Pierre Matter, Amour impossible, 2003, 62/15/15 cm, bronze

Pierre Matter, Kiss cube, 2005, 47/47/20 cm, bronze