« Zéro Contact »
Les Éditions de l’Ill reprennent la collection « Futurs indicatifs », dirigée aux éditions Néothèque par Jean-Christophe Weber et Patrick Schmoll depuis 2011. À cette occasion, les volumes de la série La Société Terminale, de Patrick Schmoll, sont proposés en ligne en téléchargement gratuit dans leurs versions numériques. Les deux premiers, Communautés virtuelles (2011) et Dispositifs spec[tac]ulaires (2012), sont réédités dans leur version originale. Le troisième, Amours artificielles (2014), paraîtra sous peu dans une édition revue et augmentée. Un quatrième volume est en préparation, qui portera sur la société ludique à l’ère des jeux vidéo.
À cette occasion, on peut apprécier la portée prémonitoire de la figure explorée par l’auteur, en ces temps où les mesures de prévention contre l’épidémie de coronavirus conduisent à confiner les individus chez eux. L’extension mondiale des réseaux de transport et de communication facilite la diffusion des agents infectieux et redessine les dispositifs prophylactiques. Les mêmes causes provoquent la catastrophe, imposent la « distanciation sociale » comme solution, et rendent la contrainte vivable au quotidien en permettant à chacun de rester présent aux autres par écrans interposés.
Relecture d’un extrait de l’introduction, écrite il y a dix ans pour le premier volume :
« Dans son roman, Le successeur de pierre (1999), Jean-Michel Truong imagine qu’à l’issue d’un Tchernobyl II ayant décimé l’humanité dans un futur proche, celle-ci a fini par opter pour la solution Zéro Contact : les humains vivent isolés dans des “cocons”, unités de survie de quelques mètres cubes, équipées d’un lit, d’un bureau et d’un grand écran de télévision. On dépose les enfants à l’intérieur dès qu’ils sont sevrés, et la porte est scellée. Ils y vivront jusqu’à leur mort, et au-delà : le cocon sert aussi de cercueil. La nourriture, commandée par Internet, arrive par des tuyaux. Les objets télé-achetés sont également livrés par un système de tuyauteries. Les cocons s’entassent en pyramides géantes, et les “Larves” (terme qui désigne leurs occupants) n’ont de contacts avec leurs semblables que par l’entremise d’Internet et des dispositifs de télévirtualité.
Comme sur la planète Solaria dans Face aux feux du soleil d’Isaac Asimov (1957), ou dans Neuromancien de William Gibson (1984), le lien social passe désormais tout entier par le canal de la technique. »
« Le caisson d’isolation n’est pas qu’une métaphore : il préfigure une évolution possible du lien social »
« La figure du caisson d’isolation est sans doute celle qui scénarise de la façon la plus crue, dans la littérature de fiction scientifique, le destin de l’homme et de la société parvenus aux limites de l’évolution technologique. En elle se condensent les tableaux de l’apocalypse dans ses différentes versions rendues aujourd’hui plausibles par l’actualité : aussi bien la pollution que les modifications climatiques, les épidémies virales, les radiations, mais aussi la peur de l’autre, nous incitent à nous isoler toujours plus les uns des autres pour nous protéger. L’impossibilité du contact physique avec autrui est une image forte qui permet d’exprimer l’inquiétude qui travaille notre époque, celle de l’isolement, de la perte d’un contact qui est plus que physique : l’évitement de la relation à l’autre, ressentie de nos jours comme trop risquée, trop engageante.
Dans ces scénarios futuristes, les hommes ne sont pourtant pas malheureux : chacun à l’opportunité d’entrer en contact avec un nombre indéfini d’interlocuteurs sans être agressé physiquement par eux, et d’avoir accès à une masse gigantesque d’informations. Les moyens de communication rendent possible la participation de tous aux débats politiques. Les “pyramides” réalisent l’alliance de la démocratie, de la liberté et de la sécurité. Elles ne s’imposent donc pas seulement parce qu’elles sont une condition de survie physique, mais parce qu’elles sont socialement souhaitables. Ainsi, le caisson d’isolation n’est pas qu’une métaphore : il préfigure une évolution possible du lien social. »
« Plus [nos outils] nous donnent les moyens de communiquer, plus ils semblent nous isoler »
« Le caisson, en tant que représentation extrême de l’individu isolé de ses semblables, fait ressortir l’importance de son complément indispensable : la tuyauterie. Les caissons communiquent, par Internet, par téléphone, par télévision. Leurs occupants reçoivent nourriture et soins de l’extérieur par l’entremise d’une machinerie qui échappe à leurs bénéficiaires, mais qui fonctionne comme un prolongement ectopique de leur corps propre, justifiant l’appellation de “cocon”. En effet, cocon et larve ne sont qu’une seule et même entité vivante, une chrysalide : l’un ne fonctionne pas sans l’autre.
Les outils de communication et de transmission, la technologie en général, révèlent ainsi leur profonde ambigüité. Plus ils nous donnent les moyens de communiquer, plus ils semblent nous isoler. Les circuits de communication au sein des “pyramides” du roman sont développés pour pouvoir compenser le cloisonnement par les caissons, rétablir la continuité apparente des relations interhumaines. Mais caissons et tuyauteries ressortissent d’un même concept : on n’aurait pas besoin des uns s’il n’y avait les autres, et réciproquement. Dans la perspective d’une psychosociologie du médium, il ne sert à rien de s’intéresser aux canalisations si on ne prend pas en considération aussi les récipients à chaque extrémité : le caisson est le médium. »
« L’individu est objectivement seul et la société existe sans les individus »
« Aujourd’hui, les “cocons” de Jean-Michel Truong sont encore une métaphore : nous nous promenons librement, passant, pour nos télécommunications, d’un terminal à un autre, emportant avec nous dans nos déambulations nos téléphones mobiles, nos agendas, nos cartes bancaires, tout cet équipement qui nous relie à nos environnements sociaux. Il est fort possible que nous ne soyons jamais confrontés aux circonstances extrêmes qui rendent l’isolation des individus nécessaire physiquement, comme dans le roman. Toutefois, le paradigme qu’introduit ce dernier conserve toute sa pertinence : nous savons que, d’ores et déjà, nos domiciles, nos voitures, nos postes de travail, ont édifié un monde d’habitacles, entre lesquels, certes, nous nous déplaçons, et qui eux-mêmes peuvent être mobiles, mais qui dessinent de leurs frontières rassurantes nos individualités et nos relations aux autres. Que nos “caissons” et que nos outils de communication tendent à devenir plus conviviaux et nomades, qu’ils se confondent à nous comme des prolongements corporels, comme c’est le cas du téléphone mobile, et nous ouvrent un espace sans distance et un temps sans délais (Jauréguiberry 2003), cela ne fait pas de différence sur le fond.
Les “pyramides” de caissons interconnectés du roman de Truong préfigurent une société dans laquelle le médium, tout en s’interposant massivement comme ce qui permet aux individus de communiquer, les sépare les uns des autres par ses jeux de vitrine, de miroir et d’écran, révélant une sorte d’hétérogénéité entre l’individu et la société : l’individu est objectivement seul et la société existe sans les individus. Chacun se débrouille de son côté. Les individus ont des contacts avec des “autres” qui ont une existence virtuelle, en ce sens qu’ils existent comme lieu auquel ils adressent leurs écrits et leur parole dans les circuits de l’interlocution, mais sans que les interlocuteurs, séparés par l’épaisseur du médium, soient assurés de leurs identités respectives. La société, de son côté, se passe progressivement des individus. Non pas seulement au sens où elle est un tout qui est davantage que la somme de ses parties, et où elle peut survivre à la disparition de tel ou tel individu, mais au sens où elle tend à pouvoir se passer de tous les individus, à s’affranchir des humains pour devenir pure machine. »
(Patrick Schmoll, La Société Terminale 1. Communautés virtuelles, p. 16-18)